ASSOCIATION FÉCAMP TERRE-NEUVE
La prohibition promulguée aux Etats-Unis le 28 octobre 1919 par le "Volstead Act", appelée "Loi sèche", va permettre à l'archipel de Terre-Neuve, mais surtout à Saint-Pierre et Miquelon où la vente de l'alcool est légale, de développer sur une grande échelle de vieilles habitudes de contrebande. Dès 1922, après que la France ait accordé une dérogation à notre colonie pour le commerce des alcools avec l'étranger, Saint-Pierre se transforme en un gigantesque entrepôt d'alcool venu de métropole et du Canada et donnant du travail à tout le monde.
Les Légasse, armateurs à la grande pêche, en créant une "Société d'Importation et d'Exportation" ayant son siège à Paris, rue Taitbout, tenteront de mettre la main sur ce commerce, totalement sous le contrôle des familles saint-pierraises, telle la famille Morazé. Les Légasse s'inscriront dans ce commerce avec leurs entrepôts et tout le poids des capitaux qu'ils vont pouvoir y investir, y compris jusqu'à s'installer dans la contrebande ; la tentation était trop forte. En effet, à cette époque la plupart des bateaux de commerce, qui transportaient le sel du Portugal ou de métropole sur l'archipel de Terre-Neuve, se livraient à la contrebande d’alcool ; mais cela ne se passa pas toujours très bien.
En 1922, La Morue Française et Sécheries de Fécamp, puissante compagnie maritime des Légasse, achète un cargo, le Mulhouse, pour le transport du sel à destination des navires en campagne et pour ramener en métropole les produits de la pêche que les voiliers et les chalutiers débarquaient à Saint-Pierre-et-Miquelon. Profitant de la situation, le Mulhouse, commandé par le capitaine Ferrero, emportait au départ de France, où le chargement était parfaitement légal, de pleines cargaisons de vins et de spiritueux embarquées quai Bérigny, qu'il transférait en toute illégalité au large des côtes de Terre-Neuve, dans les eaux internationales, sur des vedettes puissantes et rapides affrétées spécialement par des contrebandiers Américains.
Il finit par être bien connu dans ces parages, puisqu'en 1924, le navire est tout bonnement pris à l'abordage par des pirates et délesté de sa cargaison. Servi par un équipage de 28 marins, il était parti de Bordeaux avec un chargement de 30 000 caisses de vins et spiritueux appartenant à Société d'Importation et d'Exportation, et 5 818 caisses pour le compte de MM. Masquelier & Cie. Le 13 juin, il arrive au large de New York et attend des ordres qui n’arrivent pas. Le Patara, une goélette de fraude l’aborde le 24 juin et, sous la menace de pistolets, l’équipage est maitrisé et la cargaison transférée sur plusieurs bateaux. Les pirates laissent à bord 1 230 caisses d’alcool pour que le capitaine du Mulhouse ne puisse aller aux Etats-Unis porter plainte et, après avoir saccagé le navire, ils le quittent. Celui-ci n'arrivant pas à Saint-Pierre alors qu'il était annoncé, ses armateurs envoyèrent un bateau à sa recherche ; il le retrouva au bout de quelque temps, désemparé, l'équipage ligoté - certains récits disent : "enfermé dans le poste d'équipage" - et la cargaison volée par des "bootleggers", le transbordement en mer ayant probablement demandé plusieurs jours.
Le capitaine Hamoniaux, qui avait trouvé à s'embarquer sur le Mulhouse pour rentrer en France, après le naufrage de son navire la Raymonde, raconta ce qu'il avait apprit de ses collègues : "(...) le Mulhouse, chargé d'alcool, prit contact avec une vedette de bootleggers. Deux hommes montèrent à bord. Durant les tractations chez le capitaine, le reste de la bande, bien armé, grimpa à l'abordage. À bord du vapeur, chacun crut sa dernière heure arrivée ! Mais, la cargaison transbordée, les pirates s'évanouirent tranquillement dans la nuit (…)". C'est une des versions officielles, mais cette version des faits n'est sans doute pas tout à fait exacte, on racontait sur les quais à Fécamp qu'à cette occasion de grosses poignées de dollars changèrent de mains et que cette somme ajoutée à la prime d'assurance, qu’on ne manquerait pas de réclamer, devait rendre le voyage très rémunérateur.
L'écrivain Pierre Mac Orlan a fait un long récit de « l’affaire du Mulhouse » dans un reportage publié dans L'Intransigeant, du 28 octobre au 5 novembre 1924, sous le titre Les pirates de l'avenue du rhum, dans lequel il souligne les zones d’ombre qui émaillent cette aventure. « L’avenue du rhum », ou « rum row » ou « rum line », c’est l’Atlantique Nord, la zone où venaient mouiller les trafiquants de tous bords.
L’armateur ne manqua pas de faire une déclaration de vol auprès de son assureur pour obtenir le remboursement de la cargaison composée de 35 818 caisses de champagne et whisky. Mais celui-ci eut vent des différentes versions qui circulaient et refusa de dédommager l'armement qui porta l'affaire devant le Tribunal de commerce de Marseille. L'affaire traîna en longueur ; ce n'est qu'en 1938 que la Cie Générale de Grande Pêche pris acte, lors de son assemblée générale, de la décision du tribunal donnant raison à l'assureur, au motif que l'affaire n'était pas claire : "(…) cette compagnie était dans une situation illégale et que pour obtenir réparation il doit y avoir un préjudice certain et la victime ne doit pas se trouver dans une situation qui exclut le droit à réparation". La Morue Française fut condamnée aux dépens.
La peur des pirates ne due pas être bien grande puisqu'en avril 1926 on retrouve à nouveau le Mulhouse, désemparé au large de Terre-Neuve, avec encore dans ses cales un chargement d'alcool pris à Saint-Malo.
Le capitaine Joseph Briand qui navigua après la guerre 1914-1918 pour La Morue Française, sur les vapeurs, Mulhouse, Pro Patria et Celte, témoigne lui aussi de cette courte aventure. Durant la prohibition il transporta sur les navires de La Morue Française de l’alcool à destination de l’Amérique du Nord : « (…) opération fort profitable aux armateurs (…), parfois un peu risquée", disait-il.
La prohibition et "le temps de la fraude" cessèrent en 1933, et toute cette histoire trouve son épilogue le 13 septembre 1935, quand le petit chalutier Miquelon arrive à Fécamp venant de Saint-Pierre et Miquelon, avec dans ses cales une cargaison de … champagne. La Morue Française, qui avait profité de la prohibition pour faire commerce d'alcool avec les États-Unis et représentait à Saint-Pierre de grandes marques de champagne, rapatriait les stocks constitués outre-Atlantique.
Etienne Bernet / © Édition Association Fécamp Terre-Neuve
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Le Gure-Herria, de La Morue Française qui, sous le nom de Mulhouse, a pratiqué la contrebande d'alcool. © Droits réservés, collection Jack Daussy